• Une enquête embrouillée

    -1-

    Filature

    Assis, la tête dans les mains, Fabien  fait une pause. Le grog qu’il vient d’avaler l’a réchauffé mais la fatigue le gagne. Il a les paupières très lourdes et ne peut s’empêcher de bailler toutes les 5 minutes. Les boules de papier froissé accumulées dans sa corbeille, témoignent de son acharnement à trouver la solution. Celle qu’il a devant lui est couverte de ratures rageuses et de points d’interrogation !  Il s’est arrêté d’écrire avant de claquer le stylo par terre comme il l’a fait tout à l’heureIl n’arrive même plus à se relire. Une nouvelle boule de papier rejoint les autres dans la corbeille qui déborde.

    Il doit bien y avoir une façon plus intelligente, plus propre, de relier les éléments de l'enquête  en cours !

    « Reprenons se dit-il » Et les yeux clos, il se remémore pour la énième fois, sa longue filature en solitaire  dans un froid de canard.

    Pendant des heures,  à lallure tranquille d’un quidam ordinaire, il a suivi son suspect dans les rues de la ville, en respectant scrupuleusement  deux ou trois mètres de distance pour ne pas se faire repérer.  Il l’a vu  s’arrêter au kiosque où il a acheté un quotidien, puis entrer dans un bistrot où il s’est attablé pour le lire en buvant son café. Jusque- là, rien que de très normal. Il y est lui-même entré et s’est installé discrètement au bar. Le patronun ours mal léché, lui a servi  son demi sans même un mot aimable. Quand le mec est sorti, il n’a attendu que quelques secondes avant de le faire à son tour. Pas question de le perdre de vue. Il a donc recommencé à le suivre.

    A 18 heures, le type s’est arrêté devant un hôtel miteux. Il a d’abord regardé plusieurs fois autour de lui avant d’y pénétrer.

    « Bon ben  c’est fichu pour aujourd’hui ! » S’est-il dit agacé plus que de raison. Il a néanmoins continué à guetter  à l’abri d’une porte cochère ? Sait-on jamais !

    Il a eu raison. Un quart d’heure plus tard, le type ressortait de l’hôtel, une mallette à la main. Un coup d’œil à droite  un à gauche et il repartait sans avoir remarqué le flic accroché à ses basques !

    L’étonnement de Fabien a été de taille, quand il l’a vu entrer dans une belle bâtisse cossue dont le panonceau doré annonçait « Maître Corbelin, notaire ». Pas plus de dix minutes après, il ressortait ! Sans la mallette ! Après quoi le sieur René Lataule a regagné son domicile très tranquillement !

    Voilà ce qui chiffonne Fabien, crevé mais  toujours  en pleine réflexion à minuit largement dépassé ! Quid de cette mallette récupérée dans un minable bouiboui et laissée aux mains d’un riche notaire ? Contenait-elle  le fruit du cambriolage de la bijouterie de la Rue des remparts ? Si c'est ce qu'il soupçonne, que vient faire le vénérable Maître Corbelin dans cette affaire ?

    ***

    -2-

    Debriefing

     

    Pour Fabien, la nuit a été très courte et très inconfortable surtout ! Vers 4 heures du matin, il a fini par s’endormir, la tête sur le résultat de ses cogitations nocturnes : une ultime feuille  de papier couverte de sa fine écriture, quasiment illisible pour le commun des mortels. Á peine réveillé, sur le coup de 6h30, les idées un peu plus claires en dépit de sa fatigue persistante, il a minutieusement tapé ses gribouillis sur le clavier de son ordi. Ensuite, il a remis en pestant une cartouche d’encre dans l’imprimante et  sorti  un papier un peu plus clair pour son équipe. Puis, après avoir jeté un rapide coup d’œil à son reflet dans un miroir peu complaisant, il a pris une douche, enfilé un pantalon de jogging  et un sweat avant de sortir courir pour se décrasser le corps autant que l’esprit. C’est qu’il en a besoin de cette satanée enveloppe physique-un  mélange équilibré de graisse et de muscles- qu’il malmène si souvent ! 

    Pas besoin d’aller très loin pour se retrouver en pleine nature ! C’est ce qu’il aime avec  cette petite maison de plain-pied où il vient de s’installer, suite à son divorce houleux ! Ça le change agréablement de son appartement bruyant !  Il reconnait que sa séparation d’avec Félicia a eu bon dos dans cette affaire ! Elle ne se plaisait qu’en ville, parlait boutiques et shopping  alors que lui ne rêvait que d’évasion  au calme, à la campagne !

    « Quelle chance vous avez  patron ! » Ne cesse de lui répéter Fatima, seul élément féminin de son équipe ! Et elle a bien raison ! Quoi de mieux que le chant de la rivière, le gazouillis des oiseaux, le murmure du vent dans les branches pour retrouver la sérénité entre deux enquêtes ?

    En parlant de son équipe, il est temps de les appeler ! Pour une fois, le débriefing aura lieu chez lui !  Ça leur fera du bien de faire le point ailleurs que dans la sombre  salle de réunion du commissariat qu’ils  appellent tous « la chambre noire » 

    La comtoise sonne 9 heures. Les voilà réunis dans son salon, autour d’un solide petit déjeuner et d’un bon café bien loin de la lavasse du commissariat ! Fatima l’expansive, Luc le discret, Antoine le père tranquille et Maxime, la tête pensante et le bras droit de Fabien. Ils sont mis en commun le fruit de leurs investigations. Chacun y  va de son analyse sur l’enquête qu’ils mènent depuis un mois sans résultats : le  casse de la bijouterie de la Rue des remparts.

    -Maître Corbelin est le receleur, c’est sûr ! Avance Luc. Il…

    - Et les cloches sonneront à la saint Glinglin !  L’interrompt Fabien On n’a aucune preuve et sans preuves, pas d’interpellation de Lataule qui se tient à carreau depuis sa sortie de prison dixit son agent de probation, ni surtout de Corbelin qui est un notable très respecté !

    --On a affaire à un groupe, lance Fatima !

    -Mais quel groupe et combien sont-ils ? Questionne Maxime.

    - Pour l’instant résume Antoine, depuis sa sortie, il n’est allé voir que ses parents et son agent de probation. Aucun de ses anciens potes, ni son ex  petite amie qui vit d’ailleurs  avec un autre mec blanc comme neige ! Alors à part  l’hôtel  d’où il est sorti hier avec la mallette et son court passage chez Corbelin où il l’a laissée… on n’a rien ! L’agent de probation m’a assuré que  Lataule est nickel ! Il pointe  chaque semaine et d’après le contrat de travail qu’il m’a montré, Corbelin l’a embauché comme coursier pour certaines de ses affaires. Pas clair mais le contrat l’est lui ! ! Du coup, sa visite d’hier  chez le notaire s’expliquerait !

    -  Écoutez -moi !  Lance Fabien qui sent monter une féroce migraine. On épluche une fois de plus tout ce qu’on a ! Et on ne bouge pas d’ici avant d’avoir quelque chose à se mettre sous la dent ! C’est compris ! Au boulot !

     

    ***

    -3-

    Point mort

    L’enquête sur le casse de la bijouterie de la Rue des remparts est au point mort et pour cause ! Le  lendemain de la réunion au sommet chez lui, avec son équipe de choc, les deux principaux suspects étaient retrouvés morts dans la grande et belle maison du notaire, devenue scène de crime.

    Après  avoir confronté  leurs notes respectives et cogité très tard dans la nuit, ils n’avaient rien trouvé pour  corroborer l’existence d’une bande organisée.  Leur seule certitude, aussi vrai que le changement climatique est une réalité incontournable,  restait que  Corbelin et Lataule étaient complices !  

    Il avait donc envoyé Fatima et Antoine interroger le notable sur le coup des 10 heures du mat’.

    Ils avaient eu beau sonner à la grille, personne n’était venu leur ouvrir. Pourtant sa luxueuse voiture garée devant la maison, attestait de la présence de Maître Corbelin à son domicile ! En revanche, le vieux biclou posé contre un des pilastres du somptueux escalier du perron, faisait vraiment fausse note dans le décor !

    -Tu le vois rouler sur deux roues toi, le notaire ? Avait lancé Fatima à un Antoine qu’une mauvaise nuit avait rendu plus bougon que de coutume.

    -C’est le vélo de Lataule ! Je l’ai déjà vu avec ! Qu’est-ce qu’il fout là ! Ça sent mauvais, je te le dis ! Faut qu’on entre, quitte à déverrouiller c’te putain de grille !

    Ils n’en avaient pas eu besoin. Il avait suffi de la pousser pour qu’elle s’ouvre, tout comme la porte d’entrée de la maison.  Soupçons confirmés pour Antoine !   Les deux cadavres liés l’un à l’autre face à face, gisaient dans le salon, au milieu d’une mare de sang, défigurés par les coups et le front troué d’une balle de gros calibre tirée à bout portant.  La température des corps  indiquait que les deux hommes étaient morts depuis au moins 8 heures.

    -Pas beau à voir ! Paix à leur âme !  Avait froidement jeté Antoine.

    Pas loin de tomber dans les pommes, Fatima était sortie en titubant et avait vomi tripes et boyaux sur le capot de la grosse bagnole du notaire.

    L’affaire avait  illico été confiée à la criminelle. Fabien avait donc décidé de prendre un peu de vacances, histoire de reprendre du poil de la bête après ce long mois d’enquête ininterrompue.

    Profiter du grand soleil, du grand air, de la beauté sereine de la campagne,  planter des lys dans le parterre qu’il a retourné, s’occuper de son petit potager, faire de longues balades… Respirer !  Voilà ce à quoi il aspire ! Chaque jour depuis qu’il a pris la clé des champs, sa vie lui semble plus riche, plus remplie, plus belle !

    Lors de son dernier appel, Maxime lui a demandé comment il allait.

    -Je suis apaisé, reposé ! Dès mon retour on s’y remet !  L’affaire du casse de la Rue des remparts n’est toujours pas résolue !

     

    ***

    -4-

    Soupçons

     

    Depuis que son enquête est passée aux mains de la criminelle, because le double meurtre du notaire et de son complice, Fabien est dans tous ses états ! En fait, il ne décolère pas de n’avoir plus le droit de mettre son nez dans cette affaire plus que louche, qui le tarabuste au point de l’empêcher de dormir ! Il n’écoute  ni la fatigue ni les conseils de son entourage familial, ni ceux des membres de  son équipe qui l’exhortent à la patience. Rien de ce qu’on lui dit ne parvient à le calmer ! Même pas la mise à pied provisoire dont il vient d’écoper en dépit de ses états de service jusqu’alors irréprochables ! Tout ça parce qu’il a eu le malheur d’aller fouiner chez le défunt maître Corbelin  faisant fi des scellés, dans l’espoir d’y trouver un indice que ses collègues de la criminelle auraient zappé !

    -C’est malin ça patron ! Lui a jeté Maxime en rogne !

    Il faut dire que du coup, il se retrouve en charge de l’équipe et des dossiers qui se sont accumulés sur le bureau de son chef depuis le casse de la bijouterie !

    - Si tu te mets à jouer les héros intouchables, où on va ! Tu t’es vu avec tes valises sous les yeux ! T’es loin de te porter comme un charme !   A quoi elles t’ont servi tes vacances à la campagne hein ? Je n’sais pas moi, prends du bon temps, profite, regarde les filles, fais toi une petite copine ! Et fais- toi oublier des bœuf-carottes !

    Ce qu’il ne dit pas à son bras droit, pas plus qu’au reste de l’équipe, c’est que s’il n’est pas un héros, il n’en est pas moins courageux et rusé, mais surtout, têtu comme une bourrique. Depuis sa mise à pied, il planque chaque jour jusqu’à la tombée de la nuit près de la bijouterie de la Rue des Remparts. L’idée lui est venue après l’interrogatoire du bijoutier,  que Le bonhomme n’est pas net, il en est persuadé ! Il guette patiemment le moindre de ses mouvements, Tous les soirs,  le si BCBG monsieur Edouard, se rend dans les milieux interlopes de la ville où un homme de sa classe dénote franchement. Et il y fait de drôles de rencontres, c’est le moins qu’on puisse dire. La dernière en date, c’était le tenancier de l’hôtel miteux où Lataule avait récupéré la mallette… Bizarre !

    Ce soir, une fois de plus il l’a suivi d’un bon pas, à en avoir le cœur qui bat la chamade ! Il était accompagné d’un mec baraqué. Il les a vus non sans étonnement, pénétrer dans l’église de la rue Pique. Il est entré discrètement derrière eux, juste à temps pour voir le bijoutier ouvrir la porte de la crypte. Puis les deux hommes se sont enfoncés dans les profondeurs de l’église…

     

    ***

    -5-

    Le dernier samouraï

    Il n’a pas pris trois secondes de réflexion pour  se décider à leur emboîter le pas. Sans armes depuis sa mise à pied,  il n’a même pas un bâton pointu pour se défendre ! Ce n’est pas le genre de truc qu’on trouve dans une église !  Alors faute de mieux  il a piqué vite fait  un chandelier en cuivre près de la statue de Saint Antoine. Il lui a semblé que le saint homme de plâtre auréolé de gloire, le fixait d’un air réprobateur ! Ce regard a fait naître en lui une once de remord vite chassée.

    « M…. Zut a-t-il lancé, ravalant respectueusement le mot grossier. Tu le retrouveras ton chandelier ! T’es bien le patron des objets perdus non ? Quelques petits coups de chiffon et il sera comme neuf »

    Puis il a refermé la barrière en fer forgé qui protégeait  le petit autel  illuminé par les cierges et il s’est lancé à la poursuite des deux hommes. Pas question de leur laisser trop d’avance !

    Fabien se sent comme le dernier samouraï, prêt à se faire harakiri s’il ne trouve pas le fin mot de l’histoire, quitte  à tomber sur un bec !

    « Entêté, motivé et travailleur acharné, il ne renonce jamais » Dit de lui  Maxime, son fidèle  bras droit.

    - Patron, vous êtes  un mélange de Colombo, de Navarro et de Maigret ! »  Lui  déclaré un jour Fatima admirative ! 

    -Tu  regardes trop les séries policières à la télé, jeune fille ! Nous, on bosse, on joue pas ! Lui a –t-il rétorqué. Il reconnaît tout de même  avoir été flatté par la  triple comparaison.

    Et le voilà à se la jouer en solo et à se prendre pour un de ces  vieux héros télévisés passés de mode qui font pourtant rêver sa jeune recrue ! L’erreur est humaine certes mais comment en est-il arrivé là ? Il s’est mis hors la loi et au train où vont les choses, son prochain lieu de résidence ne sera pas sa jolie maison de campagne mais une austère cellule ! Le seul endroit où au grand jamais, il ne s’est imaginé se retrouver un jour.

    En bas, dans la crypte,  deux voix résonnent. Celle du bijoutier semble furibarde !

    ***

    -6-

    Inquiétude

    Fatima est inquiète pour son patron. Elle ne connaît que trop bien sa capacité hors normes à se foutre dans la m…. pour résoudre une enquête. Il en est même fier comme Artaban le bougre !  Son  besoin  maladif  de perfection, son jusqu’auboutisme exacerbé, l’ont  une fois de plus mené à une situation inextricable ! Voilà pourquoi elle en  train de  parcourir la ville, à la poursuite de cette tête brulée invétérée !

     Fabien est comme un père pour elle. Le sien  est mort dans un accident de voiture alors qu’elle entrait à peine dans l’adolescence. Ça leur a brisé le cœur, à ses deux frères, à elle et à sa mère surtout. Elle  la revoit quand les gendarmes sont venus lui annoncer la terrible nouvelle, une tête de loup brandie pour sa chasse hebdomadaire aux toiles d’araignées. Elle  en fait encore des cauchemars des années après. Le rêve commence toujours de la même façon. Son père part au boulot en disant d’un air malicieux, comme à chaque fois « Allez hop, j’y vais ! Faut que j’aille faire le tour du Monde ! » Il embrasse sa mère qui lui répond : « C’est ça, c’est ça ! File Anouar, te mets pas en retard mais n’oublie pas de rentrer pour le dîner tout de même ! » Puis l’horrible songe se poursuit d’un coup par le bruit strident de la sonnette de la porte de leur modeste  appartement du cinquième et par l’apparition des deux gendarmes qui ressemblent à des vampires .C’est à ce moment –là qu’elle se réveille en sursaut, les larmes aux yeux !

     Oh oui, elle la revoit encore sa pauvre mère effondrée sous le choc !  Mais comme elle n’est pas du genre à se regarder le nombril, elle a très vite redressé la barre du bateau familial en perdition !

    Sa mère, la courageuse Djamila Belkacem, l’amour maternel incarné. Sa force d’âme inébranlable, sa poigne de fer dans un gant de velours, les ont préservés du pire, elle et ses deux garnements de grands  frères. Elle les a poussés, tirés, houspillés, cajolés et maintenus bon gré mal gré  dans le droit chemin.

    Elle a été si fière quand Jamal et Mehdi ont monté leur propre jardinerie. Elle en a envoyés des clients chez « Les charmants jardiniers ». Mais son orgueil de mère  a atteint des sommets quand sa fille est entrée à l’école de police, renonçant pour cela à ses tenues féminines de bon aloi dans la famille Belkacem, au profit des jeans, plus  pratiques ! Et devant  les regards outragés de ses deux aînés, elle a pris sa défense en modifiant pour elle le dicton « L’habit ne fait pas le moine »

    « C’est pas la robe  qui fait la femme mes fils, On n’est plus au bled ! Faut vivre avec  son temps  dans le pays qui nous a accueillis ! »

    Et voilà  qu’à l’instar des mecs de sa cité, en jean, baskets et sweat à capuche, son arme de service à portée de main, elle file  le train à son propre patron,  morte d’inquiétude !

    ***

    -7-

    Esprit de famille

     

    Fatima est inquiète et c’est bien normal. Ce n’est un secret de polichinelle pour personne que sa vie, ce sont ses deux familles, d’un côté, sa mère et ses frères, de l’autre, Fabien et l’équipe. Or pour elle, la famille c’est sacré. Le reste n’a aucune importance ! Il faut dire qu’elle n’a pas de chance en amour. Sa profession rebute les mecs de France et de Navarre .Seul  Fabien a compris que la plus rapide façon de la faire monter dans les tours, c’est de vouloir la caser ! C’est aussi la plus stupide quand on connaît le caractère bouillant de la demoiselle. Elle a vite fait de clouer le bec à ceux qui essaient. La dernière fois que Maxime a tenté le coup de la présenter à l'un de ses potes célibataire, non seulement elle a rudement éconduit le pauvre type mais en plus, elle a failli en venir aux mains avec le bras droit du patron ! Après ça, elle a punaisé  une note spéciale sur le tableau de bord du commissariat, à l’intention de ses collègues trop zélés, avec ces mots en rouge soulignés trois fois : « Foutez-moi la paix ! Signé Fatima Belkacem »

                Oui, la famille c’est sacré pour elle ! Elle se couperait une main et même les deux pour la protéger ! Alors chaque jour depuis qu’elle a compris qu’il ne lâcherait pas l’affaire,  après le taf, quand la nuit commence à tomber, elle suit  son patron comme son ombre,  en voiture depuis sa maison, puis à pieds dans les rues de la ville 

                Elle pensait l’avoir perdu de vue et le voilà qui rentre dans l’église saint Antoine ! Qu’est-ce qu’il va foutre dans une église ? Elle sort son arme et  sa lampe de poche puis, déterminée, elle  presse le pas vers le sombre édifice...

    ***

    -8-

    Où suis-je ?

    Du crépuscule mortel qui submerge peu à peu son esprit, surgit soudain une question: « Où suis-je ?». Et ce réveil subreptice de sa conscience va de pair avec la douleur lancinante qui lui vrille l’arrière du crâne Comment se fait-il qu’il ait la sensation d’être un rêveur éveillé au milieu d’un de ces songes capables de durer toute la nuit ? Plus même !  Il lui semble bien qu’il a déjà connu cet état…comateux, mais quand ? Il a beau tenter de fouiller le grenier encombré de sa mémoire, ça ne lui revient pas. Pourtant, ce souvenir qui doit valoir son pesant d’or, l’aiderait sûrement à remonter à la surface. S’il parvenait à se rappeler, il pourrait retourner dormir au chaud, parce que là, il a froid, terriblement froid. Un froid de mort qui lui glace le corps et les neurones. Alors, en dépit de la voix qui tente de le faire revenir, il se laisse à nouveau glisser dans ses rêves sympathiques et accueillants.

                 Il est dans un petit village à la campagne, au milieu des champs et des bosquets verdoyants. Paresseusement allongé sur son transat, dans son jardin de roses parfumées, il regarde le ciel bleu où, de temps en temps, défilent des nuages à la queue leu leu, tels de jolis moutons laineux… Le soleil brille, les oiseaux chantent. II va se boire son petit verre de rosé tranquille  et piquer un roupillon bienvenu…

                 Mais la voix hystérique, insiste ! Elle hurle à ses oreilles,  crevant brutalement sa bulle de bien-être !

                - Patron, réveillez-vous ! Me faites pas ça je vous en supplie ! Et ils foutent quoi les secours bordel de merde ?

                - C’est…pas beau ..de…de jurer pour…une jeune fille … Bafouille-t-il la bouche pâteuse en émergeant de son rêve.

                - Purée patron ! Vos m’avez foutu les jetons !

                -Où...suis-je Fatima ?

     ***

    -9-

    Du rêve à la réalité

    "Bon sang de bois ! Qu'est-ce qui lui prend de piailler comme ça à cette donzelle" Se demande t'il. Déjà, il a oublié son prénom. Il se laisse glisser dans les vapes. ."Je m'y sens si bien, alors à quoi me sert de me poser des questions" Se dit-il en refermant les yeux.

    Il est comme entre deux eaux d'où il émerge par instant ! Juste le temps d'entendre la sirène d'une ambulance et de ressentir les cahots de la route sous son corps étendu. Vite, replonger dans le bienfaisant brouillard, se calfeutrer sous son aile... Tout oublier... Intimer à ses pensées vagabondes de cesser pour de bon ces espèces de petits sauts aériens entre le rêve, si doux, si calme, et la réalité, tellement assourdissante.

    Près de lui, on ne cesse de bavarder. de discuter plutôt. le ton de la femme est fébrile. Les mots qu'elle crache à son interlocuteur, s'enchaînent si rapidement qu'il n'y entrave que dalle ! L'autre, un homme, répond placidement et lâche des expressions bateaux du genre : "Que demande le peuple? " "L'union fait la force" ou encore "On fait ce qu'on peut, on n'est pas des bœufs"

    "Quel connard ce mec !" Pense-t-il. Puis il s'entend hurler "Vos gueules les mouettes ! ", tout en réalisant qu'aucun son n'est sorti de sa bouche !

    Pour faire taire les voix importunes, il se recale dans sa bulle...

    ... Il a 7 ans. Il passe tout heureux sous le porche de la ferme de ses grands parents paternels...

    ...Il est dans sa chambre de gosse. L'ensemble de couleurs plaisantes de sa déco, l'enchante. Près de son lit est assise une femme vêtue d'une jolie robe blanche. Sa mère... Son cœur déborde d'amour tandis qu'il l'entend murmurer de sa voix chantante :"Il était une fois"...

    Âpre, la réalité le rattrape tandis que la douleur le submerge...

    - On le perd, on le perd ! Braille le connard.

    - Patron, me faites pas ça, ! Sanglote la jeune femme.

    Il s'enfonce, s'enfonce...C'est une bulle noire qui se referme sur lui.

    La fidélité sans faille de Fatima Belkacem à son patron, n'aura pas suffi à lui sauver la vie. Il ne se réveillera pas. Il a résolu sa dernière enquête pourtant, en reliant le bijoutier de la rue des Remparts, au double meurtre de maître Corbelin et de Lataule. Un casse factice pour entuber les assurances et toucher un pactole. Une association de 4 malfaiteurs qui a fini par mal tourner... Chantage, , menaces, meurtre...

    Sur sa stèle ne seront pas gravés ces mots par trop ironiques "Fabien Dupré, mort au champ d'honneur"

     

    ©A-M Lejeune